EXPERTISE. Décryptage des actions de l’État contre la vie chère et pour la concurrence outre-mer
Entre le rachat du groupe Vindemia à La Réunion ou encore, la polémique du poulet entier vendu 51 euros à Saint-Martin, la vie chère et la concurrence en Outre-mer restent des sujets primordiaux dans nos territoires, souvent à l’origine des grandes manifestations de ces dernières années. Dans cette expertise, Gautier Duflos, chef du bureau de l’analyse économique et de la veille stratégique à la DGCCRF (Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Action publique), décrypte l’action de l’État dans la lutte contre la vie chère en Outre-mer.
Les consommateurs des départements et régions d’outre-mer, ainsi que des collectivités d’outre-mer, au-delà de leur diversité, se trouvent dans une situation économique spécifique par rapport à l’hexagone.
Les nombreux atouts de ces territoires, tant sur le plan touristique que culturel ne doivent pas occulter le sujet récurrent et particulièrement prégnant de la « vie chère ».
Les consommateurs ultramarins subissent un effet-ciseaux caractérisé, d’un côté, par des revenus plus faibles que dans l’Hexagone et, de l’autre, par des prix à la consommation en moyenne plus élevés.
Si une bonne part du niveau élevé des prix dans les outre-mer s’explique par des causes structurelles, l’action de l’État demeure néanmoins utile, sinon cruciale, pour lutter contre la vie chère. En effet, le niveau élevé des prix peut résulter, outre de causes structurelles, de certains dysfonctionnements des marchés ultramarins.
I. Éléments de diagnostic sur la vie chère en outre-mer
Les constats doivent être rapportés aux raisons de fond.
I.A. Le constat d’un effet-ciseaux : des revenus plus faibles et des prix plus élevés
Des différences de revenus importantes avec l’Hexagone
Le PIB par habitant en standard de pouvoir d’achat pour 2017 va, selon l’Insee, de 9.100 euros à Mayotte, jusqu’à 22.700 en Martinique, pour une moyenne de 31.200 en France. La valeur ajoutée produite dans les départements et régions d’outre-mer est donc au moins inférieure de 30 % à celle de l’Hexagone, ce qui entraîne d’emblée un écart considérable de pouvoir d’achat.
Les taux de pauvreté monétaire des DROM sont ainsi bien supérieurs à ceux de l’Hexagone, avec un taux par exemple de 40 % à La Réunion et de 31 % en Martinique en 2015, à comparer avec les 14 % prévalant dans l’Hexagone (en prenant comme référentiel le revenu médian au niveau national). Le taux de chômage est partout au moins deux fois supérieur à la celui de l’Hexagone (jusqu’à près de quatre fois à Mayotte en 2018).
À cela vient s’ajouter un indice de Gini (1), qui mesure le niveau d’inégalité, significativement plus élevé, autour de 0,40 contre 0,29 dans l’Hexagone, ce qui témoigne d’un écart plus important entre bas et hauts revenus outre-mer, avec pour conséquence une segmentation accrue des consommations, qui incite parfois les offreurs à concentrer leurs offre sur les consommateurs les plus solvables.
Écarts de prix significatifs avec l’Hexagone
Depuis 1985, l’Insee étudie périodiquement les écarts de prix entre les départements d’outre-mer (DOM) et l’Hexagone. Les deux dernières enquêtes datent de 2010 et 2015.
En 2015, les prix à la consommation (hors loyers) apparaissent significativement plus élevés dans les DOM que dans l’Hexagone avec des écarts moyens allant de + 7 % à La Réunion et Mayotte, à + 12 % en Antilles-Guyane.
Globalement, ces écarts de prix s’expliquent en grande partie par la cherté des produits alimentaires outre-mer : aux prix ultramarins, un ménage hexagonal paierait son alimentation de 37 % à 48 % (selon le DROM) plus cher. Bien entendu, les habitudes alimentaires ne sont pas les mêmes mais même en tenant compte des habitudes locales des écarts de prix importants avec l’Hexagone subsistent. Les achats alimentaires, qui se font au quotidien, ont de plus un impact psychologique important.
C’est sur la base de ces constats que l’Autorité de la concurrence a été saisie en 2009 et en 2018 de la situation concurrentielle dans la grande distribution alimentaire et du fret dans les DROM.
I.B. Des causes avant tout structurelles
Pour comprendre les écarts de prix entre les DOM et l’Hexagone, il faut considérer les différences économiques majeures de taille et de localisation, qui déterminent des configurations de marché moins favorables.
La localisation de ces territoires, isolés et loin des grands marchés, ainsi que leur taille modeste (relativement à des économies continentales) engendre des coûts spécifiques. Dans l’Hexagone, le nombre important de consommateurs et d’opérateurs disponibles permet de développer les productions, ce qui est favorable aux économies d’échelles, à la concurrence entre un nombre important d’offreurs et finalement d’obtenir des prix bas.
Dans les outre-mer, à l’inverse, l’isolement des territoires (peu d’opportunités économiques dans leur voisinage), l’étroitesse des marchés (seuil de rentabilité difficile à atteindre pour nombre d’activités productives), l’éloignement de l’Hexagone (coûts de transport à l’import et l’export) et un faible niveau moyen de qualification des travailleurs, sont autant de limites au développement de l’offre et donc de la concurrence.
Ces facteurs ont en effet favorisé, à long terme, l’émergence de structures de marché peu concurrentielles, parfois monopolistiques ou oligopolistiques. Or, plus un marché est concentré, plus les marges qui y sont pratiquées sont élevées car les offreurs sont moins contraints par leurs concurrents à baisser leurs prix.
Or, si les caractéristiques structurelles des DROM, notamment la géographie et l’éloignement, ne sont pas modifiables, les comportements des opérateurs qui en découlent peuvent eux l’être. Bien que délicat, ce travail offre un véritable levier d’action pour les outre-mer. C’est dans cet esprit que l’État intervient au niveau local, avec discernement, pour rendre les marchés ultramarins plus concurrentiels et plus efficaces.
I. Actions de l’État sur les structures concurrentielles et les prix
Dans ce contexte, les régulations économiques opérées notamment par les services de la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes (DGCCRF) et l’Autorité de la concurrence jouent un rôle essentiel sur le versant « prix » de l’effet de cisaillement qui caractérise la vie chère dans les outre-mer. Leurs actions s’inscrivent dans la durée (A), mais elles peuvent également être plus ponctuelles (B).
II.A. Actions de fond dans la continuité
L’importance des régulations économiques de la DGCCRF au niveau local via les DIECCTE
Dans les DROM, les régulations économiques opérées par les services locaux de la CCRF (pôles C des DIECCTE) prennent un relief particulier.
Dans le domaine des pratiques anti-concurrentielles tout d’abord. L’étroitesse des marchés domiens est en effet propice au pratiques collusives et aux abus qui font supporter aux consommateurs des surcoûts car leur capacité à se tourner vers d’autres offreurs est limitée.
Ensuite, il apparait que tout au long de la chaîne de distribution, compte tenu du cumul d’intermédiaires, des économies sont possibles en vue de faire baisser les prix.
Plus que dans l’Hexagone, la lutte contre les pratiques anti-concurrentielles (par exemple les ententes illicites) et les pratiques commerciales restrictives (par exemple, obtention de conditions déséquilibrées ou sans contrepartie auprès de fournisseurs) est donc essentielle dans les outre-mer.
Dans les cas les plus extrêmes, l’absence totale de concurrence peut même être constatée, et donner lieu à une action réglementaire des pouvoirs publics sur les prix du secteur en question. C’est ce qui se passe par exemple dans le domaine des carburants, où l’administration centrale et les DIECCTE jouent un rôle essentiel en contrôlant l’adéquation des tarifs de vente aux consommateurs avec les coûts réels des opérateurs.
Les services de la DGCCRF ainsi que les préfectures sont également à l’œuvre dans la surveillance du dispositif de bouclier-qualité-prix (BQP) : cet instrument de lutte contre la vie chère présent dans tous les DROM, mis en place dès 2012 par les pouvoirs publics, est basé sur la présence, notamment en grandes surfaces, d’un panier d’une centaine de biens de consommation courante à prix modérés, négocié sous l’égide des pouvoirs publics.
Enfin, soulignons également le rôle économique majeur, et complémentaire, que jouent les services de la CCRF dans le domaine du contrôle de la loyauté des transactions et de la qualité des produits que les offreurs doivent à leurs partenaires commerciaux et aux consommateurs. Ces enquêtes assurent au consommateur (local ou plus lointain) des achats de produits de qualité et conformes aux prix consentis, confortant ainsi pleinement les économies ultramarines, notamment pour leurs productions. Il est particulièrement important de souligner que ces territoires, défavorisés sur le plan des quantités (faibles économies d’échelle), peuvent en revanche pleinement jouer sur la qualité.
Les évènements récents liés à la pandémie de coronavirus ont montré qu’en toute circonstance, les contrôles portant sur les pratiques commerciales déloyales, et plus globalement sur le fonctionnement des marchés, sont utiles à la défense des consommateurs. Ainsi, tout comme dans l’Hexagone, les infractions ou tentatives d’infraction constatées sont poursuivies. De même, pour éviter que la rareté de l’offre de gels hydro alcooliques ne se traduise par des dérapages de prix au détriment des consommateurs, leur prix a été régulé.
De même, dans d’autres circonstances qui affectent tout particulièrement les outre-mer, notamment les suites économiques des cyclones, les services locaux de la DGCCRF contrôlent activement les problèmes de prix liés aux pénuries, s’agissant des matériaux de construction ou simplement des produits de première nécessité. Il faut souligner à cet égard que ces actions de surveillance ont un rôle dissuasif avéré, car les pratiques abusives constatées restent limitées.
II.B. Actions ponctuelles récentes
L’Autorité de la concurrence, qui a été saisie par le ministre de l’économie en juin 2018 du fonctionnement de la concurrence en matière d’importation et de distribution des produits de grande consommation dans les départements d’outre-mer, a formulé dans l’avis qu’elle a rendu en juillet 2019, 19 recommandations concrètes pour lutter contre la vie chère.
En effet, compte tenu de la situation concurrentielle spécifique aux outre-mer, et de l’interdiction des exclusivités consécutive à la loi de 2012 relative à la régulation économique outre-mer, dite loi Lurel prise conformément à l’avis de l’Autorité de de la concurrence de 2009, il convenait de se pencher sur la persistance de marges souvent pointées comme anormalement élevées.
L’importance des taux de marge est généralement inversement proportionnelle au degré de concurrence qui s’exerce sur le marché en question. Or, outre-mer, la concurrence est souvent plus faible. Mais comme la chaîne d’approvisionnement comporte plus d’intermédiaires (logique d’import-export), une partie du problème tient aux exclusivités demeurant entre les importateurs et certains fournisseurs, et sont activement combattues par les DIECCTE et l’Autorité de de la concurrence.
Concrètement, conformément aux recommandations formulées dans l’avis de juillet 2019 de l’Autorité de la concurrence plusieurs mesures sont en cours d’adoption et d’autres sont en cours d’expertise. Par exemple, une mesure d’interdiction du géoblocage (2) injustifié a été intégrée au projet de loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne en cours d’examen au Parlement. Des référents « vie chère » ont également été nommés au sein des DIECCTE afin que les observatoires des prix des marges et des revenus aient un interlocuteur au sein de la DGCCRF qui pourra leur donner un avis sur les cahiers des charges lors de la commande d’études économiques et qui pourra également aider à la bonne compréhension des études qui seront livrées.
Les recommandations relatives à l’assouplissement des modalités de mise en œuvre de l’injonction structurelle (3) et à l’interdiction de discrimination en cas d’exclusivité d’importation de fait (4) (non décelable dans les contrats) devraient aussi être mises en œuvre.
Plus largement, éclairés par les diagnostics récents établis par l’Autorité, les pouvoirs publics examinent les différents leviers devant permettre d’accentuer la pression concurrentielle, notamment en supprimant autant que possible les barrières à l’entrée (dont font d’ailleurs partie les exclusivités, qui empêchent le renouvellement de fournisseurs), en facilitant l’arrivée d’opérateurs nouveaux et susceptibles de remettre en cause des situations figées (dans la distribution, les télécommunications, les banques-assurances par exemple).
En outre, il est possible de diversifier l’offre et de dynamiser la concurrence entre offreurs en favorisant la transparence sur les prix, et en facilitant l’accès aux consommateurs ultramarins au commerce électronique, en dépit des obstacles qui se présentent. En effet, le développement du commerce électronique a été un fort vecteur d’animation de la concurrence dans l’Hexagone et il est encore trop peu développé dans les outre-mer. Un groupe de travail a été constitué afin d’expertiser les meilleurs leviers d’actions qui permettront de mettre en œuvre les recommandations de l’Autorité de de la concurrence visant à désenclaver les outre-mer dans ce domaine.
Conclusion
Compte tenu des différences objectives de situation économique existant entre les outre-mer et l’Hexagone, qui est insérée dans un marché de taille continentale, les prix dans les DROM ne sauraient s’aligner avec ceux de l’Hexagone.
Non seulement cette convergence est irréaliste, mais en outre, toute action qui la prendrait pour objectif risquerait de déformer l’ensemble des mécanismes économiques de marché, une contrainte excessive ou artificiellement entretenue sur ce point pouvant avoir des conséquences néfastes sur l’attractivité de ces régions pour les entreprises, sur le marché de l’emploi et in fine sur la production.
C’est également pour cette raison que les interventions prévoyant une réglementation des prix ne sont pas privilégiées, en-dehors de cas limites : typiquement, les situations de crise ou l’existence de monopoles dits « naturels » (situation dans laquelle les conditions de la demande et les investissements nécessaires pour produire ne permettent pas à plusieurs opérateurs d’être économiquement viables), comme par exemple dans le carburant.
C’est également la raison pour laquelle la DGCCRF concentre ses actions en matière de coût de la vie sur la fluidification des mécanismes concurrentiels, sur la loyauté des transactions et plus globalement sur la bonne régulation des marchés.
Définitions :
(1) Selon la définition de l’Insee, « l’indice (ou coefficient) de Gini est un indicateur synthétique permettant de rendre compte du niveau d’inégalité pour une variable et sur une population donnée. Il varie entre 0 (égalité parfaite) et 1 (inégalité extrême). Entre 0 et 1, l’inégalité est d’autant plus forte que l’indice de Gini est élevé. Il est égal à 0 dans une situation d’égalité parfaite où la variable prend une valeur identique sur l’ensemble de la population. À l’autre extrême, il est égal à 1 dans la situation la plus inégalitaire possible, où la variable vaut 0 sur toute la population à l’exception d’un seul individu. Les inégalités ainsi mesurées peuvent porter sur des variables de revenus, de salaires, de niveau de vie, etc. » https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1551
(2) Le géoblocage fait référence aux restrictions géographiques à la vente en ligne comme, par exemple, le refus d’accès à un site de vente en ligne pour des raisons liées à la localisation du consommateur.
(3) L’injonction structurelle permet à l’Autorité de la concurrence de contraindre une entreprise ou un groupe d’entreprises à céder certains de ses actifs par exemple lorsqu’une opération de concentration aboutirait à mettre l’entreprise dans une situation qui pourrait porter atteinte à la concurrence.
(4) L’interdiction des accords exclusifs d’importation, introduite en 2012 avec la loi Lurel, avait pour objet d’augmenter la concurrence entre grossistes-importateurs au sein d’un même DROM. Certaines exclusivités subsistent néanmoins. Ces exclusivités ne sont pas contractuelles mais « de fait » parce qu’elles font référence aux situations où il n’existe qu’un seul importateur, par exemple par ce que les volumes d’affaires ne sont pas suffisants pour assurer la viabilité de deux importateurs. La mesure envisagée interdirait à cet importateur unique de discriminer entre ses partenaires commerciaux.
Gautier Duflos, chef du bureau de l’analyse économique et de la veille stratégique à la DGCCRF
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Auteur : J.-T